Introduction
Membre de MM, je ne contribue pas très souvent mais je lis de temps en temps les sujets postés et plus particulièrement les référentiels élaborés par Cisco. A la demande de la modération, je viens partager sur MM un sujet que j’ai élaboré sur les montres Patek Philippe à cadran en émail cloisonné.
Lors de ma première visite du Musée Patek Philippe, il y a une dizaine d’années, j’ai été intrigué par les World Time « vintage » à cadran en émail cloisonné (références 1415 et 2523). Quand Patek Philippe a lancé la référence 5131J en 2008, mon intérêt pour ces montres a été ravivé. La perspective d’une éventuelle acquisition se matérialisant, j’ai commencé à collecter des informations au sujet de ces montres. Je me suis rendu compte qu’il n’y avait pas une seule source exhaustive à ce sujet et que les informations disponibles étaient éparses et parfois contradictoires. J’ai eu l’idée un peu saugrenue de vouloir synthétiser celles-ci en en vue d’un partage.
Finalement, après une très longue gestation et l’arrivée de ma nouvelle montre, je peux enfin vous emmener dans l’univers de montres fascinantes et rares.
Crédit photo : Magazine Patek Philippe
Chez Patek Philippe, la production de montres-bracelets à cadran en émail cloisonné comprend deux catégories : les montres classiques et les « World Time ». Le présent volet de ce « triptyque » aborde la première catégorie alors que le dernier traite de la seconde. Afin de pouvoir mieux apprécier les World Time à cadran en émail cloisonné, il m’a semblé logique que le deuxième volet couvre plus en détail la production des montres à heures universelles.
Toutes les informations figurant dans cet article ont été vérifiées. Mes sources figurent dans une annexe qui est publiée séparément.
Crédit photo : Huber & Banbery
1. La fabrication des cadrans en émail cloisonné
Quatre techniques principales sont utilisées pour la fabrication des cadrans en émail :
- l’émail champlevé consiste à émailler une épaisse base de métal qui a été gravée avec des cavités qui correspondent à la forme du motif final ;
- L’émail palloinné est basé sur l’introduction d’une feuille de métal, un « paillon », entre deux couches d’émail afin d’apporter au cadran de la brillance, des effets de miroitement et des jeux de lumières, par transparence de la couche d’émail ;
- L’émail miniature c.-à-d. la pose au pinceau de couleurs céramiques (émail broyé à l’extrême et mélangé dans de l’huile) sur un fond blanc d’émail. Après plusieurs cuissons, une couche de fondant de finition vient assurer la brillance de l’ensemble. L’émail miniature est une spécialité genevoise séculaire. Le musée Patek Philippe comprend toute une section de miniatures sur émail. De même, Patek Philippe continue à perpétuer cette technique via des productions uniques ;
- L’émail cloisonné consiste à remplir de poudre de verre diluée des cellules formées par des cloisons de fil d’or soudées à une plaque de support. Chaque pose de poudre nécessite un ou plusieurs passages au four à 850 degrés Celsius. Une couche d’émail incolore ou fondant de finition assure la brillance de l’ensemble. Les émaux sont translucides et, par effet de transparence, le support métallique brille au travers des différentes couches d’émail. On parle d’un effet de lumière comparable à un vitrail.
Seuls quelques artisans sont capables de réaliser des cadrans en émail cloisonné car cette technique nécessite une très grande maîtrise. Chaque passage au four peut s’avérer fatal.
Crédit photo : Magazine Patek Philippe
Crédit photo : Magazine Patek Philippe
Crédit photo : Magazine Patek Philippe
Patek Philippe confie généralement la réalisation de ses cadrans en émail cloisonné à des artisans indépendants qui travaillent dans leurs propres ateliers. Parmi ceux-ci, Anita Porchet est reconnue comme une des plus talentueuses émailleuses maîtrisant toutes les techniques de l’émail.
Avant d’acquérir Patek Philippe en 1932, la famille Stern était cadranier. Les fondateurs de la Fabrique de Cadrans Stern Frères ont eu cœur à développer les différentes techniques de la fabrication de cadrans en émail.
Crédit photo : Goldberger
Patek Philippe a depuis continué à perpétuer la tradition des cadrans en émail et particulièrement les cadrans en émail cloisonné. A ce titre, il s’agit certainement de la manufacture qui présente une des productions les plus importantes et les plus élaborées.
2. Historique des montres classiques à cadran en émail cloisonné
Les montres-bracelets dotées de cadrans en émail cloisonné sont apparues chez Patek Philippe à la fin des années 1940. En général, les manufactures horlogères ont marqué peu d’intérêt pour ces réalisations qui était trop exubérantes pour l’époque. La production de Patek Philippe, demeurée très confidentielle, s’arrête dans le milieu des années 1960 avec la disparition de Louis Cottier, l’horloger genevois indépendant, qui élaborait les calibres des World Time et dont certains exemplaires étaient dotés de cadrans en émail.
Toutefois, l’art de l’émail cloisonné n’a pas été abandonné par Patek Philippe. En effet, depuis 1955, Patek Philippe produit de manière continue des pendulettes décorées d’émail cloisonné.
Il faut attendre les années 2000 pour que Patek Philippe relance la production des montres-bracelets avec des cadrans en émail cloisonné. Depuis quelques années, plusieurs manufactures suisses ont fortement investi dans ces métiers d’arts suite à un nouvel engouement des amateurs et des collectionneurs pour des pièces combinant l’horlogerie et la création artistique.
Les montres classiques « vintage » à cadran en émail cloisonné
Le volume de Huber & Banbery consacré aux montres de poche de Patek Philippe ne comprend aucune montre avec cadran en émail cloisonné. Par contre, il y a quelques superbes réalisations de fond de boîtier en émail cloisonné. La production de boîtiers comprenant des peintures en émail polychrome est bien plus substantielle. La base de données d’Antiquorum contient quelques références de montre de poche avec fond de boîtier en émail cloisonné.
Le Magazine Patek Philippe (Volume III, N° 5, p. 69) mentionne un des seuls exemplaires connus de montre de poche à cadran en émail cloisonné. Il s’agit d’une référence 773 fabriquée en 1966, dont le cadran et le fond comportent tous les deux une décoration en émail cloisonné représentant un voilier traditionnel du lac Léman. Cette montre fut vendue par Christie’s le 15 juin 2011 pour la somme de USD 962.500.
Crédit photo : Magazine Patek Philippe
Le musée Patek Philippe possède également une montre de poche à cadran en émail cloisonné figurant des motifs de poissons. On peut apercevoir cette montre dans une vidéo disponible sur le site de la manufacture :
Les premières montres-bracelets avec des cadrans en émail cloisonné apparaissent à la fin des années 1940 sous l’impulsion de Charles Poluzzi, Marguerit Koch et Nelly Richard qui travaillaient pour le cadranier Stern Frères, le principal fournisseur de cadrans pour Patek Philippe (la Fabrique de Cadrans Stern Frères SA a continué une existence séparée après l’acquisition de Patek Philippe par la famille Stern). Ces artistes ont essayé de ressusciter l’art de l’émail à Genève. D’après Patrizzi et Christie’s, ils ont souvent eu la plus grande peine à convaincre les manufactures d’acheter leurs réalisations.
Le nombre de références « vintage » chez Patek Philippe est très limité :
1486 – Montre de forme carrée en or jaune, pièce unique produite en 1950, dont le cadran représente le Lac de Genève. Cette montre comprend un mécanisme « reverso » permettant de protéger le cadran.
Crédit photo : Huber & Banbery
1593 – Montre de forme rectangulaire en or jaune, produite en deux exemplaires en 1950 pour le Roi Farouk d’Egypte et représentant une carte de l’Egypte.
Crédit photo : Huber & Banbery
1595 – Deux pièces en or jaune produites en 1952 dont les cadrans représentent respectivement la caravelle « la Baleine » en mer et un paysage tropical « Tahiti ».
Crédit photo : Magazine Patek Philippe
Crédit photo : Christie’s
2471 – Deux montres de forme rectangulaire en or jaune avec cornes « tête de bélier », produite vers 1953 et 1966. Les cadrans représentent respectivement une joueuse de tennis et un joueur de polo. D’après le Magazine Patek Philippe, ces deux montres appartenaient à l’origine au même propriétaire qui les avait commandées auprès de la manufacture.
Crédit photo : Huber & Banbery
Crédit photo : Huber & Banbery
2481 – Montre en or jaune ou or rose d’un diamètre de 36 mm produite à plus d’une vingtaine d’exemplaires dans les années 1950. Les thèmes abordés sont : les cartes du monde, les paysages tropicaux et les phares. Le diamètre de 36 mm est exceptionnel pour l’époque où les montres avaient une taille plus contenue car la miniaturisation des calibres était un gage d’excellence horlogère. On peut distinguer deux types de cadran. Certaines 2481 sont dotées d’un cadran en émail cloisonné entouré d’une lunette en or assez conséquente comprenant un étagement des index des heures et de la graduation des minutes. D’autres 2481 sont parées d’un cadran en émail cloisonné d’un diamètre plus important sur lequel sont apposés les index des heures en chiffres romains aux quatre points cardinaux. Ce cadran est entouré d’une lunette en or de dimension plus réduite et ne comprenant que la graduation des minutes. D’après Christie’s, certaines 2481 « classiques » auraient été ultérieurement dotées d’un cadran en émail cloisonné à l’occasion d’un retour à la manufacture.
Crédit photo : Huber & Banbery
Crédit photo : Huber & Banbery
Crédit photo : Antiquorum
Crédit photo : Antiquorum
2482 – Montre en or rose d’un diamètre de 36 mm et figurant un paysage tropical. Ce modèle vraisemblablement unique se distingue de la référence 2481 par ses cornes facettées.
Crédit photo : Huber & Banbery
A mes yeux, les références 2471 « joueur de polo » et « joueuse de tennis » sont les plus belles réalisations. Leur boîtier très particulier assure un parfait équilibre entre le cadran et la montre. Elles ont été vendues par Antiquorum respectivement en 1991 et 1993 (CHF 754.250 pour le « joueur de polo » et CHF 242.000 pour la « joueuse de tennis »).
Il n’existe pas de montre en or gris ou en platine à cadran en émail cloisonné. Le tableau ci-dessous résume la production connue et les thèmes abordés par les cadrans :
Toutes les références produites hormis la 2481 sont quasi des pièces uniques. La production des 2481 à cadran en émail cloisonné n’est pas connue avec certitude. Aucune source ne mentionne formellement le nombre d’exemplaires connus ou fabriqués.
En combinant la base de données d’Antiquorum, les catalogues de Christie’s et mes autres sources, j’ai répertoriée une vingtaine de 2481 connues c.-à-d. qui sont publiées dans des livres/articles (photos à l’appui ou descriptions circonstanciées) et/ou ont été proposées en ventes publiques depuis 1988.
Les exemplaires pour lesquels les numéros de calibre et de boîtier ne sont pas disponibles peuvent être identifiés de manière certaine du fait de caractéristiques spécifiques combinant la couleur du métal, la forme des aiguilles et le décor du cadran. J’ai ainsi identifié de manière certaine 20 références :
Le record pour une référence 2481 a été atteint lors de la vente de Christie’s du 16 décembre 2011 où un exemplaire en or rose figurant une carte de l’Eurasie a atteint USD 464 500. Il s’agit du seul modèle connu de ce genre hormis un autre exposé au Musée Patek Philippe sauf que ce dernier est doté d’aiguilles « bâtons » alors que la montre vendue chez Christie’s est équipée d’aiguilles dauphines. Cette même montre avait déjà été proposée par Antiquorum le 31 octobre 1998 où elle avait réalisé un prix de CHF 185 000.
Crédit photo : Antiquorum
Concernant la référence 2481, j’ai répertorié 22 lots proposés en ventes publiques depuis 1988. Seulement quelques montres sont apparues deux fois en ventes publiques. On peut dès lors conclure que les acquéreurs de ces pièces ont tendance à les conserver dans leur collection. A cet égard, on relèvera que la référence 2481 en or rose figurant un phare et dotée du calibre 704 954 a connu une moins-value substantielle lors de la vente chez Christie’s du 26 septembre 2013 en réalisant USD 251.159 contre USD 406.439 atteints auparavant lors de vente du 30 mai 2012 par la même maison.
Depuis le début de la présente décennie, il faut débourser plus de EUR 200.000 pour acquérir une montre-bracelet vintage « classique » à cadran en émail cloisonné. Ces montants sont toutefois bien inférieurs à ceux réalisés par les World Time « vintage » à cadran en émail cloisonné. Ces dernières sont encore plus rares avec seulement treize références connues dont six 1415 HU et sept 2523/2523-1 HU.
Les artistes qui ont réalisé les cadrans des références 2481 ont également produits des cadrans très similaires pour, entre autres, Oméga et Vacheron Constantin.
Les pendulettes Dôme
Depuis 1955, Patek Philippe produit chaque année une quinzaine de pendulettes solaires (« Pendulettes Dôme ») recouvertes d’émail cloisonné. Il s’agit de pièces uniques présentant toutes des décors différents.
Crédit photo : Magazine Patek Philippe
Ces pendulettes sont fabuleuses tout comme leur prix lorsqu’elles se présentent en ventes publiques. Le musée Patek Philippe possède une superbe collection de pendulettes. Le travail accompli par les émailleurs est tout simplement époustouflant.
Crédit photo : Magazine Patek Philippe
Les publications Patek Philippe « Rare Handcrafts » 2011, 2012 et 2013 comprennent de très beaux exemplaires de ces pendulettes.
Si les thèmes généralement abordés sont très classiques, on peut néanmoins regretter le « grain de folie » que Patek Philippe a eu dans les années 1950 quand Gilbert Albert a réalisé des superbes dessins de boîtiers asymétriques pour la manufacture (http://forumamontres.forumactif.com/t83626-design-davant-garde-il-ny-a-pas-que-gerald-genta-et-sa-nautilus-chez-pp). Je suis personnellement persuadé qu’il aurait fallu combiner ces boîtiers avec des cadrans en émail cloisonné.
La dernière véritable audace stylistique de Patek Philippe remonte déjà à plus de 30 ans avec le dessin de Gérald Genta pour la Nautilus. Depuis, on a eu droit à quelques timides tentatives dont le protège-couronne très réussi du boîtier des Calatrava 5107, 5117, 5127 et 5124, du quantième annuel « Wempe » 5125 et des World Time 5110 et 5130.
Récemment, une pendulette a été peinte à la main par l’artiste graffiti Crash (John Matos http://www.antiquorum.com/catalog/lots/patek-philippe-ref-ref-1739-lot-268-228?brand_facet=Patek+Philippe&browse_all=1&page=1&q=pendulette). Le livre « Rare Handcrafts 2013 » présente une pendulette dont les motifs sont inspirés du musée Guggenheim de Bilbao mais la facture demeure très classique.
J’aimerais voir de telles réalisations en émail cloisonné. Marc Newson a bien redessiné l’Atmos de Jaeger Lecoultre. Patek Philippe ne devrait pas hésiter à nous proposer des réalisations plus avant-gardistes. La pendulette est certainement le support approprié pour une telle démarche.
Les montres contemporaines à cadran en émail cloisonné (hormis les World Time)
Crédit photo : Patek Philippe – Rare Handcrafts 2012
Depuis l’an 2000, Patek Philippe produit presque chaque année un nombre très limité de montres « simples » dotées de cadran à émail cloisonné. Il s’agit de montres de type Calatrava ultraplates, références 5075 et ultérieurement 5077, équipées du calibre 240 à micro rotor. Il y a également eu des Gondolo de forme rectangulaire, référence 5076, sur base du boîtier de la 5109. Cette production comprend des sets composés de plusieurs montres (deux, trois mais plus généralement quatre montres) abordant un thème déterminé (fleurs, carnaval, oiseaux, barques, poissons, chevaux, phénix, geishas, samouraïs, paons, orchidées, etc.).
Crédit photo : Magazine Patek Philippe
Crédit photo : Magazine Patek Philippe
Ces sets de montres sont destinés à des collectionneurs avertis. Le marché asiatique est très friand de ces montres. Je n’ai jamais eu l’occasion d’en voir. De temps en temps, ces montres réapparaissent à l’occasion de ventes publiques. On relèvera parmi celles-ci, une référence 5077 présentant un phénix qui fut récemment proposée par Antiquorum lors de la vente du 23 juin 2012 à Hong Kong (d’autres références de ventes sont mentionnées dans la bibliographie publiée séparément).
Crédit photo : Antiquorum
Enfin, je dois également mentionner la récente référence 6002 « Sky Moon Tourbillon» dont le centre du cadran est en émail cloisonné.
Si les cadrans en émail cloisonné sont de superbes réalisations, ils ont parfois tendance à briser l’équilibre de la montre. L’émail est en effet tellement dominant que la montre n’est plus que le support ou le faire valoir d’une réalisation artistique.
A mes yeux, peu de ces montres présentent un équilibre parfait. Les cornes « tête de bélier » de la référence 2471 assurent un tel équilibre. De même, cet équilibre est atteint par certaines références 2481 dotées d’une lunette en or d’une dimension assez conséquente comprenant les index des heures et la graduation des minutes. Le décor en émail cloisonné n’occupe que le centre du cadran et permet à la montre d’affirmer sa personnalité.
Les productions contemporaines de Patek Philippe sont de très belles prouesses artistiques. Néanmoins elles ne permettent pas, à mes yeux, d’apprécier la montre en tant que réalisation horlogère. A cet égard, les Mercator et Hommage aux Grands Explorateurs de Vacheron Constantin sont plus intéressantes quand bien même leurs cadrans ne sont pas réalisés en émail cloisonné mais en peinture miniature. De même les complications poétiques de Van Cleef & Arpels avec, entre autres, le Pont des Amoureux, parviennent à atteindre cet équilibre subtil entre l’art et l’horlogerie.
Chez Patek Philippe, la World Time se prête parfaitement à ce savant mélange entre l’art et la technique horlogère. Ce sujet sera plus amplement développé dans le dernier volet du présent triptyque.
Membre de MM, je ne contribue pas très souvent mais je lis de temps en temps les sujets postés et plus particulièrement les référentiels élaborés par Cisco. A la demande de la modération, je viens partager sur MM un sujet que j’ai élaboré sur les montres Patek Philippe à cadran en émail cloisonné.
Lors de ma première visite du Musée Patek Philippe, il y a une dizaine d’années, j’ai été intrigué par les World Time « vintage » à cadran en émail cloisonné (références 1415 et 2523). Quand Patek Philippe a lancé la référence 5131J en 2008, mon intérêt pour ces montres a été ravivé. La perspective d’une éventuelle acquisition se matérialisant, j’ai commencé à collecter des informations au sujet de ces montres. Je me suis rendu compte qu’il n’y avait pas une seule source exhaustive à ce sujet et que les informations disponibles étaient éparses et parfois contradictoires. J’ai eu l’idée un peu saugrenue de vouloir synthétiser celles-ci en en vue d’un partage.
Finalement, après une très longue gestation et l’arrivée de ma nouvelle montre, je peux enfin vous emmener dans l’univers de montres fascinantes et rares.
Crédit photo : Magazine Patek Philippe
Toutes les informations figurant dans cet article ont été vérifiées. Mes sources figurent dans une annexe qui est publiée séparément.
Crédit photo : Huber & Banbery
1. La fabrication des cadrans en émail cloisonné
Quatre techniques principales sont utilisées pour la fabrication des cadrans en émail :
- l’émail champlevé consiste à émailler une épaisse base de métal qui a été gravée avec des cavités qui correspondent à la forme du motif final ;
- L’émail palloinné est basé sur l’introduction d’une feuille de métal, un « paillon », entre deux couches d’émail afin d’apporter au cadran de la brillance, des effets de miroitement et des jeux de lumières, par transparence de la couche d’émail ;
- L’émail miniature c.-à-d. la pose au pinceau de couleurs céramiques (émail broyé à l’extrême et mélangé dans de l’huile) sur un fond blanc d’émail. Après plusieurs cuissons, une couche de fondant de finition vient assurer la brillance de l’ensemble. L’émail miniature est une spécialité genevoise séculaire. Le musée Patek Philippe comprend toute une section de miniatures sur émail. De même, Patek Philippe continue à perpétuer cette technique via des productions uniques ;
- L’émail cloisonné consiste à remplir de poudre de verre diluée des cellules formées par des cloisons de fil d’or soudées à une plaque de support. Chaque pose de poudre nécessite un ou plusieurs passages au four à 850 degrés Celsius. Une couche d’émail incolore ou fondant de finition assure la brillance de l’ensemble. Les émaux sont translucides et, par effet de transparence, le support métallique brille au travers des différentes couches d’émail. On parle d’un effet de lumière comparable à un vitrail.
Seuls quelques artisans sont capables de réaliser des cadrans en émail cloisonné car cette technique nécessite une très grande maîtrise. Chaque passage au four peut s’avérer fatal.
Crédit photo : Magazine Patek Philippe
Crédit photo : Magazine Patek Philippe
Crédit photo : Magazine Patek Philippe
Patek Philippe confie généralement la réalisation de ses cadrans en émail cloisonné à des artisans indépendants qui travaillent dans leurs propres ateliers. Parmi ceux-ci, Anita Porchet est reconnue comme une des plus talentueuses émailleuses maîtrisant toutes les techniques de l’émail.
Avant d’acquérir Patek Philippe en 1932, la famille Stern était cadranier. Les fondateurs de la Fabrique de Cadrans Stern Frères ont eu cœur à développer les différentes techniques de la fabrication de cadrans en émail.
Crédit photo : Goldberger
Patek Philippe a depuis continué à perpétuer la tradition des cadrans en émail et particulièrement les cadrans en émail cloisonné. A ce titre, il s’agit certainement de la manufacture qui présente une des productions les plus importantes et les plus élaborées.
2. Historique des montres classiques à cadran en émail cloisonné
Les montres-bracelets dotées de cadrans en émail cloisonné sont apparues chez Patek Philippe à la fin des années 1940. En général, les manufactures horlogères ont marqué peu d’intérêt pour ces réalisations qui était trop exubérantes pour l’époque. La production de Patek Philippe, demeurée très confidentielle, s’arrête dans le milieu des années 1960 avec la disparition de Louis Cottier, l’horloger genevois indépendant, qui élaborait les calibres des World Time et dont certains exemplaires étaient dotés de cadrans en émail.
Toutefois, l’art de l’émail cloisonné n’a pas été abandonné par Patek Philippe. En effet, depuis 1955, Patek Philippe produit de manière continue des pendulettes décorées d’émail cloisonné.
Il faut attendre les années 2000 pour que Patek Philippe relance la production des montres-bracelets avec des cadrans en émail cloisonné. Depuis quelques années, plusieurs manufactures suisses ont fortement investi dans ces métiers d’arts suite à un nouvel engouement des amateurs et des collectionneurs pour des pièces combinant l’horlogerie et la création artistique.
Les montres classiques « vintage » à cadran en émail cloisonné
Le volume de Huber & Banbery consacré aux montres de poche de Patek Philippe ne comprend aucune montre avec cadran en émail cloisonné. Par contre, il y a quelques superbes réalisations de fond de boîtier en émail cloisonné. La production de boîtiers comprenant des peintures en émail polychrome est bien plus substantielle. La base de données d’Antiquorum contient quelques références de montre de poche avec fond de boîtier en émail cloisonné.
Le Magazine Patek Philippe (Volume III, N° 5, p. 69) mentionne un des seuls exemplaires connus de montre de poche à cadran en émail cloisonné. Il s’agit d’une référence 773 fabriquée en 1966, dont le cadran et le fond comportent tous les deux une décoration en émail cloisonné représentant un voilier traditionnel du lac Léman. Cette montre fut vendue par Christie’s le 15 juin 2011 pour la somme de USD 962.500.
Crédit photo : Magazine Patek Philippe
Le musée Patek Philippe possède également une montre de poche à cadran en émail cloisonné figurant des motifs de poissons. On peut apercevoir cette montre dans une vidéo disponible sur le site de la manufacture :
Les premières montres-bracelets avec des cadrans en émail cloisonné apparaissent à la fin des années 1940 sous l’impulsion de Charles Poluzzi, Marguerit Koch et Nelly Richard qui travaillaient pour le cadranier Stern Frères, le principal fournisseur de cadrans pour Patek Philippe (la Fabrique de Cadrans Stern Frères SA a continué une existence séparée après l’acquisition de Patek Philippe par la famille Stern). Ces artistes ont essayé de ressusciter l’art de l’émail à Genève. D’après Patrizzi et Christie’s, ils ont souvent eu la plus grande peine à convaincre les manufactures d’acheter leurs réalisations.
Le nombre de références « vintage » chez Patek Philippe est très limité :
1486 – Montre de forme carrée en or jaune, pièce unique produite en 1950, dont le cadran représente le Lac de Genève. Cette montre comprend un mécanisme « reverso » permettant de protéger le cadran.
Crédit photo : Huber & Banbery
1593 – Montre de forme rectangulaire en or jaune, produite en deux exemplaires en 1950 pour le Roi Farouk d’Egypte et représentant une carte de l’Egypte.
Crédit photo : Huber & Banbery
1595 – Deux pièces en or jaune produites en 1952 dont les cadrans représentent respectivement la caravelle « la Baleine » en mer et un paysage tropical « Tahiti ».
Crédit photo : Magazine Patek Philippe
Crédit photo : Christie’s
2471 – Deux montres de forme rectangulaire en or jaune avec cornes « tête de bélier », produite vers 1953 et 1966. Les cadrans représentent respectivement une joueuse de tennis et un joueur de polo. D’après le Magazine Patek Philippe, ces deux montres appartenaient à l’origine au même propriétaire qui les avait commandées auprès de la manufacture.
Crédit photo : Huber & Banbery
Crédit photo : Huber & Banbery
2481 – Montre en or jaune ou or rose d’un diamètre de 36 mm produite à plus d’une vingtaine d’exemplaires dans les années 1950. Les thèmes abordés sont : les cartes du monde, les paysages tropicaux et les phares. Le diamètre de 36 mm est exceptionnel pour l’époque où les montres avaient une taille plus contenue car la miniaturisation des calibres était un gage d’excellence horlogère. On peut distinguer deux types de cadran. Certaines 2481 sont dotées d’un cadran en émail cloisonné entouré d’une lunette en or assez conséquente comprenant un étagement des index des heures et de la graduation des minutes. D’autres 2481 sont parées d’un cadran en émail cloisonné d’un diamètre plus important sur lequel sont apposés les index des heures en chiffres romains aux quatre points cardinaux. Ce cadran est entouré d’une lunette en or de dimension plus réduite et ne comprenant que la graduation des minutes. D’après Christie’s, certaines 2481 « classiques » auraient été ultérieurement dotées d’un cadran en émail cloisonné à l’occasion d’un retour à la manufacture.
Crédit photo : Huber & Banbery
Crédit photo : Huber & Banbery
Crédit photo : Antiquorum
Crédit photo : Antiquorum
2482 – Montre en or rose d’un diamètre de 36 mm et figurant un paysage tropical. Ce modèle vraisemblablement unique se distingue de la référence 2481 par ses cornes facettées.
Crédit photo : Huber & Banbery
A mes yeux, les références 2471 « joueur de polo » et « joueuse de tennis » sont les plus belles réalisations. Leur boîtier très particulier assure un parfait équilibre entre le cadran et la montre. Elles ont été vendues par Antiquorum respectivement en 1991 et 1993 (CHF 754.250 pour le « joueur de polo » et CHF 242.000 pour la « joueuse de tennis »).
Il n’existe pas de montre en or gris ou en platine à cadran en émail cloisonné. Le tableau ci-dessous résume la production connue et les thèmes abordés par les cadrans :
Toutes les références produites hormis la 2481 sont quasi des pièces uniques. La production des 2481 à cadran en émail cloisonné n’est pas connue avec certitude. Aucune source ne mentionne formellement le nombre d’exemplaires connus ou fabriqués.
En combinant la base de données d’Antiquorum, les catalogues de Christie’s et mes autres sources, j’ai répertoriée une vingtaine de 2481 connues c.-à-d. qui sont publiées dans des livres/articles (photos à l’appui ou descriptions circonstanciées) et/ou ont été proposées en ventes publiques depuis 1988.
Les exemplaires pour lesquels les numéros de calibre et de boîtier ne sont pas disponibles peuvent être identifiés de manière certaine du fait de caractéristiques spécifiques combinant la couleur du métal, la forme des aiguilles et le décor du cadran. J’ai ainsi identifié de manière certaine 20 références :
Le record pour une référence 2481 a été atteint lors de la vente de Christie’s du 16 décembre 2011 où un exemplaire en or rose figurant une carte de l’Eurasie a atteint USD 464 500. Il s’agit du seul modèle connu de ce genre hormis un autre exposé au Musée Patek Philippe sauf que ce dernier est doté d’aiguilles « bâtons » alors que la montre vendue chez Christie’s est équipée d’aiguilles dauphines. Cette même montre avait déjà été proposée par Antiquorum le 31 octobre 1998 où elle avait réalisé un prix de CHF 185 000.
Crédit photo : Antiquorum
Concernant la référence 2481, j’ai répertorié 22 lots proposés en ventes publiques depuis 1988. Seulement quelques montres sont apparues deux fois en ventes publiques. On peut dès lors conclure que les acquéreurs de ces pièces ont tendance à les conserver dans leur collection. A cet égard, on relèvera que la référence 2481 en or rose figurant un phare et dotée du calibre 704 954 a connu une moins-value substantielle lors de la vente chez Christie’s du 26 septembre 2013 en réalisant USD 251.159 contre USD 406.439 atteints auparavant lors de vente du 30 mai 2012 par la même maison.
Depuis le début de la présente décennie, il faut débourser plus de EUR 200.000 pour acquérir une montre-bracelet vintage « classique » à cadran en émail cloisonné. Ces montants sont toutefois bien inférieurs à ceux réalisés par les World Time « vintage » à cadran en émail cloisonné. Ces dernières sont encore plus rares avec seulement treize références connues dont six 1415 HU et sept 2523/2523-1 HU.
Les artistes qui ont réalisé les cadrans des références 2481 ont également produits des cadrans très similaires pour, entre autres, Oméga et Vacheron Constantin.
Les pendulettes Dôme
Depuis 1955, Patek Philippe produit chaque année une quinzaine de pendulettes solaires (« Pendulettes Dôme ») recouvertes d’émail cloisonné. Il s’agit de pièces uniques présentant toutes des décors différents.
Crédit photo : Magazine Patek Philippe
Ces pendulettes sont fabuleuses tout comme leur prix lorsqu’elles se présentent en ventes publiques. Le musée Patek Philippe possède une superbe collection de pendulettes. Le travail accompli par les émailleurs est tout simplement époustouflant.
Crédit photo : Magazine Patek Philippe
Les publications Patek Philippe « Rare Handcrafts » 2011, 2012 et 2013 comprennent de très beaux exemplaires de ces pendulettes.
Si les thèmes généralement abordés sont très classiques, on peut néanmoins regretter le « grain de folie » que Patek Philippe a eu dans les années 1950 quand Gilbert Albert a réalisé des superbes dessins de boîtiers asymétriques pour la manufacture (http://forumamontres.forumactif.com/t83626-design-davant-garde-il-ny-a-pas-que-gerald-genta-et-sa-nautilus-chez-pp). Je suis personnellement persuadé qu’il aurait fallu combiner ces boîtiers avec des cadrans en émail cloisonné.
La dernière véritable audace stylistique de Patek Philippe remonte déjà à plus de 30 ans avec le dessin de Gérald Genta pour la Nautilus. Depuis, on a eu droit à quelques timides tentatives dont le protège-couronne très réussi du boîtier des Calatrava 5107, 5117, 5127 et 5124, du quantième annuel « Wempe » 5125 et des World Time 5110 et 5130.
Récemment, une pendulette a été peinte à la main par l’artiste graffiti Crash (John Matos http://www.antiquorum.com/catalog/lots/patek-philippe-ref-ref-1739-lot-268-228?brand_facet=Patek+Philippe&browse_all=1&page=1&q=pendulette). Le livre « Rare Handcrafts 2013 » présente une pendulette dont les motifs sont inspirés du musée Guggenheim de Bilbao mais la facture demeure très classique.
J’aimerais voir de telles réalisations en émail cloisonné. Marc Newson a bien redessiné l’Atmos de Jaeger Lecoultre. Patek Philippe ne devrait pas hésiter à nous proposer des réalisations plus avant-gardistes. La pendulette est certainement le support approprié pour une telle démarche.
Les montres contemporaines à cadran en émail cloisonné (hormis les World Time)
Crédit photo : Patek Philippe – Rare Handcrafts 2012
Depuis l’an 2000, Patek Philippe produit presque chaque année un nombre très limité de montres « simples » dotées de cadran à émail cloisonné. Il s’agit de montres de type Calatrava ultraplates, références 5075 et ultérieurement 5077, équipées du calibre 240 à micro rotor. Il y a également eu des Gondolo de forme rectangulaire, référence 5076, sur base du boîtier de la 5109. Cette production comprend des sets composés de plusieurs montres (deux, trois mais plus généralement quatre montres) abordant un thème déterminé (fleurs, carnaval, oiseaux, barques, poissons, chevaux, phénix, geishas, samouraïs, paons, orchidées, etc.).
Crédit photo : Magazine Patek Philippe
Crédit photo : Magazine Patek Philippe
Ces sets de montres sont destinés à des collectionneurs avertis. Le marché asiatique est très friand de ces montres. Je n’ai jamais eu l’occasion d’en voir. De temps en temps, ces montres réapparaissent à l’occasion de ventes publiques. On relèvera parmi celles-ci, une référence 5077 présentant un phénix qui fut récemment proposée par Antiquorum lors de la vente du 23 juin 2012 à Hong Kong (d’autres références de ventes sont mentionnées dans la bibliographie publiée séparément).
Crédit photo : Antiquorum
Enfin, je dois également mentionner la récente référence 6002 « Sky Moon Tourbillon» dont le centre du cadran est en émail cloisonné.
Si les cadrans en émail cloisonné sont de superbes réalisations, ils ont parfois tendance à briser l’équilibre de la montre. L’émail est en effet tellement dominant que la montre n’est plus que le support ou le faire valoir d’une réalisation artistique.
A mes yeux, peu de ces montres présentent un équilibre parfait. Les cornes « tête de bélier » de la référence 2471 assurent un tel équilibre. De même, cet équilibre est atteint par certaines références 2481 dotées d’une lunette en or d’une dimension assez conséquente comprenant les index des heures et la graduation des minutes. Le décor en émail cloisonné n’occupe que le centre du cadran et permet à la montre d’affirmer sa personnalité.
Les productions contemporaines de Patek Philippe sont de très belles prouesses artistiques. Néanmoins elles ne permettent pas, à mes yeux, d’apprécier la montre en tant que réalisation horlogère. A cet égard, les Mercator et Hommage aux Grands Explorateurs de Vacheron Constantin sont plus intéressantes quand bien même leurs cadrans ne sont pas réalisés en émail cloisonné mais en peinture miniature. De même les complications poétiques de Van Cleef & Arpels avec, entre autres, le Pont des Amoureux, parviennent à atteindre cet équilibre subtil entre l’art et l’horlogerie.
Chez Patek Philippe, la World Time se prête parfaitement à ce savant mélange entre l’art et la technique horlogère. Ce sujet sera plus amplement développé dans le dernier volet du présent triptyque.